Joël Djatche: « Il faut investir dans le traitement de la dépression »

Dans cet entretien fleuve, le psychologue-clinicien éclaire sur les dangers de la dépression dont souffrent 5-10% de camerounais, son coût autant au ménage qu’à la société et explique comment le dépressif en arrive au suicide. 

Qu’est ce qui peut être à l’origine d’une dépression ? 

Les causes de la dépression ne sont pas toujours clairement établies ou alors ne sont pas uniques. C’est souvent une conjonction de plusieurs facteurs qui font que finalement, on souffre d’une dépression ou pas. Il faut dire que la dépression est une maladie mentale mais ce n’est pas la folie c’est-à-dire qu’on ne perd pas le contact total avec la réalité. On est toujours cohérent quelque part ; on n’est pas complètement déconnecté forcément du rapport qu’on peut avoir avec les autres. La dépression est à part cette perte de contact avec la réalité. Il y a quand même une sorte de déconnexion avec la réalité parce qu’on est dans un monde où on voit complètement tout en noir mais qui n’a rien à voir avec des troubles psychologiques. C’est un ensemble de facteur qui peut être à l’origine de la dépression. Ils peuvent être biologiques, psychologiques, sociaux.

Comme facteurs biologiques, souvent les personnes qui souffrent de dépression ont quand même une modification au niveau hormonal, au niveau du fonctionnement du cerveau parce que par exemple la transmission au neurotransmetteur ne se fait plus de manière adéquate. C’est pourquoi les antidépresseurs qui sont prescrits visent justement à corriger cet aspect au niveau du fonctionnement du cerveau. Donc de manière biologique, il y a des hormones qui peuvent être modifiées et avoir une sensibilité à une humeur beaucoup plus triste qu’on peut retrouver chez certaines personnes mais ce n’est pas le seul paramètre qui permet d’expliquer la cause de la dépression parce qu’à lui seul il ne peut pas suffire.

Qu’en est-il des autres causes ?

A côté de ceci on peut aussi avoir les causes psychologiques. Donc, la principale cause par exemple peut être la perte de quelque chose dans laquelle on avait fortement investit, fortement important pour nous. D’un point de vue psychanalytique, la dépression est un deuil, la perte de quelque chose. Ça peut être une personne, une chose, une situation, un projet. A côté de ça il y a quand même les rapports qu’on peut avoir avec les uns et les autres dans la vie qui peuvent nous mobiliser au point de nous demander beaucoup d’énergie pour pouvoir nous adapter avec les situations de déceptions qu’on peut avoir. Ça fait que le fait que nous soyons totalement mobilisés pour gérer un certain stress à un moment donné, on a plus assez d’énergie. On a comme une fuite d’énergie qu’on avait à disposition. On a dépensé beaucoup d’énergie pour quelque chose et au final, on n’a plus assez d’énergie pour pouvoir continuer ou investir dans autre chose et on tombe dans une extrême fatigue parfois associée à d’autres éléments qui sont notre histoire personnelle, sociale, physique, psychologique, du rapport avec les autres éléments.

Comment se manifeste-t-elle ?

Il y’a dans la dépression ce qu’on appelle les symptômes majeurs et ce qu’on peut qualifier de manifestations ou symptômes mineurs. Ça, c’est la considérer d’un point de vue classique. Les symptômes majeurs sont la tristesse ou une humeur assez triste, la fatigue et la perte de l’élan ou du plaisir à faire les activités qu’on a l’habitude de faire, d’aller se mouvoir chez les autres parce que comme on le dit, la dépression est un état particulier mental ou psychologique qui opère quand même une rupture avec un fonctionnement partiel. Et si ce changement-là d’avec notre manière d’être avant dure pendant au moins 14 jours, on considère que ça peut être une dépression majeure. A côté de ça il y a les symptômes mineurs qui sont la dévalorisation de soi, la baisse de l’estime, de la confiance de soi. On peut avoir des troubles de sommeil, la perte d’appétit, du poids. On peut avoir un sentiment de dévalorisation de soi, quelques difficultés à mémoriser, se concentrer, à prendre les décisions.

On peut avoir des ruminations mentales c’est à dires un certain nombre de pensées négatives qui meublent notre esprit c’est-à-dire on voit les choses complètement en noir. Les symptômes c’est ce qu’on ressent de l’intérieur, qu’on ne voit pas. Par exemple, on peut se sentir coupable de quelque chose ; avoir une mauvaise image de soi, perdre l’espoir ; on peut être complètement désespéré. Ce sont des choses qu’on ne voit forcément pas. Les signes maintenant ce sont des choses qu’on peut observer. On peut être ralenti, perdre du poids, avoir de la peine à manger, s’isoler. C’est un signe de la dépression. Voilà en gros les signes et symptômes de la dépression.

Existe-t-il des symptômes spécifiques aux africains ?

Il y a chez les africains notamment une autre forme de symptômes et signes de la dépression qui sont des symptômes beaucoup plus symptomatiques c’est-à-dire corporels. C’est par exemple avoir mal à la tête, à la nuque, des palpitations, une sorte d’irritabilité, mal à l’estomac, au dos ; on peut avoir l’impression que les fourmis marchent sur la main. On peut les avoir. Souvent, on va faire un certain nombre d’examens à l’hôpital et on se rend compte que c’est négatif. C’est quand vous explorez un peu l’histoire de la personne, les circonstances d’apparitions de ces signes beaucoup plus corporels qu’on peut finalement conclure à un diagnostic de dépression. Donc, il y a chez l’africain une dimension beaucoup plus somatique.

Quels sont les types de dépression ?

Il y a plusieurs types de dépression mais pour le lecteur, on peut parler plutôt des niveaux ou degrés de dépression. On peut avoir une dépression légère, modérée et sévère. A côté de ceci, en parlant de degré de sévérité de la dépression, on pourrait aborder des catégories de la population qui peuvent souffrir de dépression dont les manifestations peuvent être différentes. Chez les bébés, l’enfant, l’adolescent, personnes adultes, les mères, pères et personnes âgées. A ces différents niveaux, il y a souvent quelques différences qu’on peut observer. Par exemple, la dépression chez le bébé de 0-30 mois.

Quelques manifestations qu’on peut observer, c’est un bébé qui est complètement prostré, abattu, au regard éteint, qui est apparemment indifférent à l’entourage, où on ne retrouve pas beaucoup de manifestation d’éveil, où il ne joue pas comme les bébés de son âge. On peut aussi observer chez ces bébés, des sortes d’étouffements de temps en temps ; un retard dans l’acquisition d’un certain nombre de choses comme la position assise, la marche. On peut aussi observer des troubles de l’alimentation, de sommeil, et parfois aussi des éléments sur la peau ou le fait de perdre le poids. Ce sont là quelques éléments qu’on peut rattacher à la dépression chez le bébé. Ça existe vraiment.

Qu’en est-il chez les autres couches de la population ?

A côté de ça, on peut parler de la dépression chez l’enfant qui peut être observée par la difficulté de sommeil, perte d’appétit. Parfois, il pisse et fait caca au lit. Sur le plan des rapports aux autres, il est très sensible aux séparations, il cherche toujours à être avec les gens de manière très intensive. Ce sont les enfants chez qui les bêtises sont très fréquentes. On peut aussi observer un état affectif qui est vraiment désordonné, troublé, perturbations comportementales à savoir calme excessif, agitation, irritabilité. Donc, je dirai que les types de dépression c’est beaucoup plus premièrement par catégorie de personne.

A côté de ça il y a les niveaux de sévérité qui font que la dépression peut être légère, modérée ou sévère. C’est vrai qu’à côté de ça on va vous parler de dépression majeure, saisonnière et d’autres formes de types de dépression mais je pense que beaucoup plus dans un objectif d’information et d’éducation des populations, il n’est pas très nécessaire qu’on entre forcement dans ces catégories de types de dépression qu’on peut observer ailleurs et peut être pas ici. Et qu’on reste beaucoup plus dans ce que les gens peuvent reconnaître, observer chez les personnes qui les entourent ou chez eux-mêmes.

Pourquoi cette maladie est-elle mal perçue dans la société ?

Je pense que ce n’est pas que seulement la dépression qui est mal perçue dans la société mais beaucoup plus l’ensemble des troubles mentaux en général. Parce que quand on parle de maladie mentale ou de troubles psychologiques, les gens prennent un peu de la distance. Du coup, les gens veulent éviter d’en parler, les tiennent à l’écart ou qu’on a l’impression qu’on est complètement à côté de la plaque si on en souffre ou alors d’autres pensent que c’est mystique. Peut-être aussi parce qu’elle n’est pas connue. Je n’ai pas de réponse claire à cette question mais je pense qu’il faut aussi d’abord explorer le rapport que la société a avec la maladie.

Mais généralement c’est parce que les gens ne connaissent pas ce que c’est et comment ça peut se manifester. Bien souvent, quand on leur donne l’information ils se rendent compte que soit eux en ont souffert, ou d’autres personnes qu’ils connaissent en souffrent ou en ont souffert et ils se rendent compte que tout le monde peut en souffrir. Peut-être aussi parce que ça a trait à la santé mentale et les gens ont peur ; c’est étrange pour eux. Ils se font des idées parfois pas du tout claires et nettes sur ce que c’est en réalité. Parce que ça rentre beaucoup plus dans les tabous de la santé mentale je pense.

 A quel moment un dépressif peut-il arriver au suicide ?

Il peut y en arriver quand il se trouve à un niveau de dépression sévère. A ce niveau, c’est trois signes et symptômes majeurs au minimum et cinq signes et symptômes mineurs. Donc, plus la dépression est grave, plus une des manifestations qui s’ajoute à la dépression ce sont les idées suicidaires et l’autre développe ces idées qui deviennent les scénarios sur quand, où, comment et à quelle heure ils vont se donner la mort. D’autres généralement font des tentatives de suicide. 70% des personnes qui se suicident sont celles qui souffrent de dépression et peut être même dans une forme de mélancolie qui est une forme extrêmement grave de la dépression.

Quel traitement pour la dépression ?

Il y’a un traitement sur trois dimensions. Celles bio-psycho-sociale. Donc biologique, par des antidépresseurs. Dans certaines situations de dépression, on peut vous prescrire les antidépresseurs. A côté de ça il y a le traitement psychologique ou psycho-thérapeutique. Les deux sont généralement associés mais dans les situations que nous rencontrons dans notre programme de mères adolescentes, on utilise beaucoup plus le traitement psychologique étant donné la situation qui est qu’elle est mère. La 3è dimension sociale est un certain nombre de recommandations qui permet de renouer le contact avec les personnes de notre entourage, de se mobiliser à participer à certaines activités de groupes dans la collectivité, à s’impliquer dans des activités qui vont nous occuper. Cette autre dimension est beaucoup plus sociale et peut nous permettre de sortir de cet état de dépression.

En matière de traitement psychologique, il y’en a plusieurs mais généralement, c’est au spécialiste de définir à la psychothérapie en collaboration avec la personne qui en souffre de celle qui serait la plus adaptée pour son traitement. Mais la chose essentielle que je vais dire, c’est qu’en 2017, l’OMS a évalué les coûts de la dépression et de l’anxiété sur l’économie mondiale. Ces deux maladies coûtent plus de 1000 milliards chaque année, à l’économie mondiale. Si on regarde les statistiques du Cameroun par exemple, on peut se demander quel est le produit intérieur brut et je pense qu’après estimation, on peut se retrouver à 1000 milliards de Fcfa ou 500 millions de pertes dues à la dépression.

Quel message donc à l’endroit des décideurs ?

J’aimerais que le plutôt et surtout les décideurs comprennent que lorsque cette maladie n’est pas prise en charge elle coûte énormément d’argent à une société et l’autre information importante aussi que je voudrais faire passer c’est qu’il a été démontré que si vous dépensez un dollar pour traiter votre dépression, vous gagnerez 4 dollars en plus en termes de productivité au travail, d’amélioration de la santé. Donc au Cameroun, vous gagnez 2000 Fcfa. C’est deux messages essentiels à faire passer pour qu’on comprenne qu’il faut investir dans le traitement de la dépression. Parce qu’on gagnera 4 fois plus. Si on n’investit pas, on risque perdre dans l’ordre de 500 millions à 1000 milliards de Fcfa l’année.

Olive Atangana

Journaliste diplômée de l'École supérieure des sciences et techniques de l'information et de communication (Esstic) au Cameroun. Passionnée et spécialisée des questions de santé publique et épidémiologie. Ambassadrice de la lutte contre le paludisme au Cameroun, pour le compte des médias. Etudiante en master professionnel, sur la Communication en Santé et environnement. Membre de plusieurs associations de Santé et Politique, dont la Fédération mondiale des journalistes scientifiques (WFSJ) et le Club des journalistes politiques du Cameroun (Club Po). Très active sur mes comptes Tweeter et Facebook.

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